domingo, 24 de octubre de 2010

la superficie des océans est engloutie


Cartes marines

Voici vingt ans, les pêcheurs hauturiers devaient présenter à réquisition un lot complet de cartes marines et leurs instruments de navigation en bon état de marche. Question d’ assurance, de sécurité comme on dit maintenant, je ne sais si cette obligation tient toujours. Elle doit être désormais assortie de tracasseries multiples, le parasitisme administratif ayant crû comme peste au soleil.

Un jour de ces temps-là, ces outils parurent en trop bon état aux yeux de l’ inspecteur. Les cartes vierges, blanches, neuves, étaient rangées superbement, sans aucun pli, dans une grande armoire à tiroirs peinte, et dont la clé, qu’ on eut d’ abord du mal à trouver, forçait un peu par trop de rouille. Toute la technique obligée disparaissait sous la peinture. Cela faisait un peu présentation. Le bord entier avait fourbi, entretenu, les caprices de la loi, un peu comme on repasse l’ étendard, pour le faire voir: pavillon haut. Le drapeau, bien sûr, ne sert qu’ à cela.

Vous ne vous servez jamais de ces choses, s’ exclama, bourru, l’ homme du contrôle. L’ homme de mer perdit sa fausse contenance, il se mit à branler, d’ une jambe sur l’ autre, hésitant. Le premier se mit à sourire, il avait envie de savoir, il promit de ne pas punir. Allons, comment faites-vous pour trouver Mourmansk ou Terre-Neuve, aux deux saisons de la morue ? Il fallut du temps, il fallut s’ asseoir, déboucher quelque vieille bouteille, arranger les verres, parler d’ abord longuement des enfants, les vaisseaux de haut bord ne se rendent pas tout de suite. Il faut toujours parlementer avant de se mettre à parler. Voyons, comment y allez-vous ?

Il faut imaginer une campagne sans poteaux indicateurs. Quel paysan se tromperait pour aller visiter la ferme d’ à côté? Il tourne à gauche à la fin du buisson vert, il va tout droit jusqu’ au noyer, il descend le long du mur de pierres, et là, il voit, au fond de la combe, le toit rouge du voisin disparaître un peu sous les cèdres. Ces questions ne se posent pas. On apprend les réponses en même temps qu’ on apprend à marcher, à parler, ou à voir.

C'est ainsi qu’ on allait à Saint-Pierre: on va vers le soleil couchant tant que telle petite algue flotte, on le met sur sa gauche, un peu, quand tout devient très bleu, vous ne pouvez pas vous tromper, il y a les parages préférés des marsouins, il y a ceux où un fort courant constant porte au nord, ceux où le vent dominant souffle bas, en petites rafales, ceux où la houle est toujours courte, il y a le grand carré gris, puis l’ endroit où on coupe la route des grands bahuts quand on les a vus, le premier grand banc est là, sous le vent.

Le capitaine devenait intarissable, il aurait tout dit, jusqu’ à la nuit close. Et ce qu’ il disait là, qu’ il voyait depuis son adolescence, qu’ il observait se transformer à mesure qu’ il y passait, qu’ il n’ avait vraiment appris de la bouche de personne, puisque ses deux patrons successifs ne mâchaient pas un mot de la sainte journée, mais montraient de la main, parfois, au moment de virer ou de changer d’ allure, tout ce qu’ il étalait d’ un coup, devant la table et sur la nappe de dentelle tachée de rhum, cette superficie de la mer moirée, cette surface composite aussi différenciée que nos vieilles campagnes, par carré de luzerne, petits bosquets, mouillères, rangs de vigne sous poiriers, tout ce qu’ il décrivait de détails décisifs, couleurs, poissons, vent, ciel, battement de houle, oui, tout cela était exactement une encyclopédie, une encyclopédie engloutie, comme la grande cathédrale. J’ ai vu ce jour mourir un savoir. J’ ai ouï mourir l’ empirisme. J’ écoute maintenant sa rumeur monter des eaux.

Là où l’ ancien savant ne percevait que du monotone, le patron voyait évidemment un corps strié, nué, tigré, chiné, zébré, exactement différencié, une surface où les régions locales étaient repérables, où le point, à chaque instant et sous le brouillard même, était déjà fait, le patron percevait la campagne et ses détails fluents dans le temps, là où l’ ancien savant ne percevait que de l’ instable, le patron voyait un espace qui ne changeait que peu.

Je me suis demandé ce jour pourquoi un savoir inspectait l’ autre, contrôlait l’ autre, avait pouvoir de le sanctionner, de le faire obéir. J’ ai entendu ce jour le plus vieux dialogue de la philosophie moderne, celui de la raison et des sens, quel que soit le nom qu’ on leur donne, mais la raison y arraisonnait le plus vieux savoir du monde et le coulait bas. C’ était le jour des derniers aveux, c'est-à-dire le temps de l’ ethnologie des vaincus. On n’ en fera plus qu’ un roman à la mode ou une science humaine à succès dans les villes universitaires.

On m’ avait appris dès ma prime enfance que la science peut rendre l’ invisible visible. Et de fait, la carte marine fait ressortir les profondeurs, elle indique à distance le rocher caché sous le brouillard. Les instruments visités par le contrôleur font mieux encore, ils annoncent la côte, ils dessinent le fond de la mer, à la rigueur ils font le point automatiquement. Nous nous inclinons tous devant de telles performances, mais il faut s’ incliner, de plus, devant l’ inspecteur. Pourquoi ? Pourquoi la raison seule ne suffit-elle pas, pourquoi la raison choisit-elle la force pour imposer raison ? Pourquoi, surtout, rend-elle, en retour, le visible invisible. Ce corps moiré, stable et changeant comme une prairie d’ alpage au printemps, cet espace reconnaissable et mélangé, ont disparu. Oui, la superficie des océans est engloutie.

J’ ai appris dès ma prime enfance que les sens trompent. On n’ a pas dit les sens de qui. La vue de l’ inspecteur sur les hautesprairies où paissent les frégates est nulle, la vision de la raison sur la surface de la mer est toute monotone, non la perception du patron. Les sens trompent rarement quand ils sont exercés, la raison se trompe souvent quand elle n'a pas suivi d’ entraînement. Ces principes sont pareils de part et d’ autre, et ils sont plats.

Les sens ne trompent pas. Le palais d’ un fin goûteur est plus précis que mille machines, la machine la plus fine est biologique, tel organe de tel insecte ou serpent perçoit des mélanges à l’ échelle moléculaire. On ne juge jamais scientifiquement l’ empirisme, et si on se mettait à juger empiriquement du rationalisme? La mise en doute pratiquée par Descartes ne fut pas seulement un exercice d’ écolier ni une ascèse solitaire. Ce fut un immense mouvement d’ histoire et la force s’ en mêla. Le visible s’ en alla, s’ évanouit dans l’ invisible. On méprisa les qualités, la qualité. Un autre invisible vint vers nos yeux. Nul ne vit plus le moiré de la mer, tout le monde chercha le lointain, le profond et les rendit sensibles. On peut dire qu’ on effaça l’ immédiat. Et le patron à la morue n’ eut rien à dire.

Ainsi, les fabricants de cartes purent dire qu’ ils avaient découvert l’ Amérique, ils purent le faire croire et en prendre la gloire, alors que cent pêcheurs, suivant les chemins tracés du moiré, y avaient été sans le clamer haut dans l’ histoire. Le triomphe du verbe écrit fut catastrophe perceptive. L’ âge de la science refit des iconoclastes au niveau des sens, on détruisit de fond en comble un savoir raffiné au voisinage du perçu. Nous n’ en conservons que des ruines, vestiges, fossiles.

Nous sommes assez raffinés aujourd’ hui du côté des raisons et des sciences pour comprendre enfin à quel point de finesse et de raffinement savant peuvent atteindre les sens. Après des siècles de cartes simples, celles de l’ inspecteur, après des siècles de cartes violentes qui effacent la perception différentielle du patron pour lui substituer un papier blanc semé de chiffres sporadiques, levons la carte immédiate de ceux qu’ on a nommés les pratiques des lieux, levons la scénographie superficielle des mers.

Levons le dessin nué, tigré, chiné, zébré, damassé, mélangé, si fortement différencié qu’ il fera voir le voisinage même du voir. Je n’ avais jamais vu la mer, avant la nuit de La Rochelle, où, après des heures passées à écouter le vieux morutier, nous avons laissé le carré enfumé, en désordre, et la nappe de dentelle toute constellée de cendres, de taches, d’ éclaboussures.

Michel Serres

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